Habiter ensemble
Habiter ensemble, comment cohabiter mieux avec les autres, comment apprendre à vivre ensemble ? Apercevez au travers de ces articles les enjeux du vivre ensemble dans nos sociétés actuelles.
(SUR)VIVRE DANS LA PRÉCARITÉ
Entre squats et bidonvilles, les personnes de la communauté Rrome* de France vivent aujourd’hui dans une grande pauvreté. Clément Étienne, coordinateur du programme Bidonvilles 93 pour Médecins du Monde, travaille auprès et avec cette population précaire.
Entre 15 000 et 20 000 Rroms résident en France. Néanmoins, la définition des Rroms est souvent source de confusions. Originaire du nord de l’Inde, ce peuple a quitté cette région il y a plus de 800 ans. Ils se sont ensuite installés dans différents pays d’Europe ce qui a formé différents groupes (Tziganes, Manouches, Gitans, etc.) qui ont peu de points communs aujourd’hui. Ils sont aussi souvent confondus avec les gens du voyage qui sont des citoyen·nes français·es. Les Rroms de France viennent pour leur part des Balkans et de Roumanie, ils sont donc majoritairement de nationalité bulgare ou roumaine. Ils vivent dans une grande précarité et résident dans des bidonvilles ou des squats. Pour Clément Étienne, coordinateur à Médecins du Monde, « les Rroms font face à des politiques d’expulsion de plus en plus sévères les poussant à trouver des lieux à l’abri des regards comme des squats, des pavillons ou des hangars abandonnés ». Mais c’est une solution à double tranchant, « le problème de ces habitats plus discrets, c’est qu’il est plus difficile pour nous aussi de les trouver et donc de les accompagner ».
Des conséquences sanitaires
Les équipes de Médecins du Monde observent que les habitants de ces logements de fortune ont une grande difficulté à subvenir à leurs besoins primaires. Cela a inévitablement des conséquences sur la santé de cette population. Le raccordement en eau des bidonvilles est loin d’être chose commune, mais il est devenu encore plus vital avec l’arrivée de la crise sanitaire. « La mise en place des mesures barrières est impossible à mettre en œuvre dans ces conditions. Pour ce qui est de l’électricité et du chauffage, les installations sont très peu sécurisées, et peuvent être à l’origine d’incendies. » Les personnes de la communauté rrome disposent de peu d’argent pour acheter des aliments de qualité. « On retrouve donc énormément de diabète et de maladies cardiovasculaires comme l’hypertension dans ces bidonvilles. » Mais ce n’est pas le seul problème lié à la nourriture. « D’une part, les habitant·es de ces bidonvilles ne sont pas sensibilisé·es à l’alimentation des enfants ou des diabétiques, d’autant plus que la mise en place d’accompagnements thérapeutiques est entravée par leurs conditions de vie. D’autre part, ils n’ont pas la possibilité de stocker ou de cuisiner la nourriture correctement. » De surcroît, l’absence de sanitaires pousse les habitant·es à adopter de mauvais réflexes. « Plusieurs de ces résident·es ne s’hydratent pas pour moins devoir uriner, ou à l’inverse se retiennent à tout prix en attendant de trouver des sanitaires ou un lieu en sécurité et en intimité. On rencontre alors des personnes avec des occlusions intestinales ou des infections urinaires, le plus souvent chez les femmes. »
Accompagner pour autonomiser
Il existe des dispositifs permettant la prise en charge des soins pour les personnes en situation irrégulière comme l’Aide médicale d’État (AME) ou les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS). Cependant, le recours au droit n’est généralement pas connu ou trop difficile à faire valoir par les bénéficiaires seul·es. C’est pour cette raison qu’interviennent les associations d’aide d’accès à la santé comme Médecins du Monde en proposant une approche de médiation en santé. Cela consiste à accompagner la personne vers le soin, mais aussi le droit commun vers les personnes. Les équipes de Médecin du Monde se rendent dans les bidonvilles afin d’effectuer quelques soins mais pas seulement : « l’enjeu de ces consultations médicales est de bien comprendre la situation sociale et de santé de ces familles. Ainsi nous pouvons les aider dans leur demande de droit sans que nous soyons là pour nous substituer aux devoirs de l’État ». Les équipes de cette association vont aussi mener des actions de plaidoyer auprès des directions des hôpitaux, des municipalités, de la préfecture, etc., dans le but d’assurer l’efficacité de ces dispositifs, et enfin de permettre aux Rroms de vivre dignement sur le territoire français.
Camille PERROT
*Le mot Rrom prend deux « r » car il s’agit d’un emprunt à la langue du peuple rrom : le rromani. Son ajout dans la langue française est très récent et comme pour chaque emprunt, on utilise l’orthographe de la langue d’origine en y ajoutant les règles de la langue d’arrivée : un rrom, une rrome, des rroms.
Clément Étienne est coordinateur du programme Bidonvilles 93 pour Médecins du Monde. Il travaille quotidiennement auprès de population Rroms roumaines ou bulgares vivant en bidonvilles ou squats sur des questions d’accès aux soins et aux droits de santé.
LA CONCILIATION DES TEMPS DE VIE
Alors que la place des femmes s’est améliorée sur le marché du travail, elle ne se traduit pas de façon proportionnelle dans la sphère privée. Laetitia César-Franquet, sociologue spécialiste des violences de genre, parle des inégalités dans la répartition des temps de vie au sein d’un couple hétérosexuel.
3h26. C’est le temps que consacre en moyenne les femmes aux tâches ménagères par jour contre seulement 2h pour les hommes. D’après l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), l’écart de situation entre les hommes et les femmes s’est réduit depuis 25 ans. Mais, cette réduction s’explique plus par une diminution du temps consacré à ces tâches par les femmes que par une augmentation du temps masculin. Il y a un décalage certain entre le discours et la réalité : la perception et les faits sont finalement éloignés. Ces inégalités sont d’autant plus marquées s’il y a une différence de salaire et de statut social entre les deux conjoints. À niveau équivalent, les femmes vont malgré tout en faire plus. Laetitia César-Franquet mène des recherches sur les violences faites aux femmes au sein du couple. Elle indique qu’il y a un problème de non-reconnaissance des activités domestiques et de leur valorisation. Le temps libre disponible est réparti différemment entre les hommes et les femmes au niveau du choix des activités. Alors que les hommes vont consacrer leur temps libre aux loisirs – davantage valorisés – les femmes vont chercher à concilier les différents temps de vie. Leur temps personnel passe alors au second plan. Or, ce temps consacré aux tâches domestiques doit être choisi et non subi au détriment d’un temps personnel. « Il y a des inégalités sur ce que l’être humain a de plus précieux : le temps. Cela augmente également la charge mentale chez les femmes : non seulement elles s’occupent de l’organisation et ont une charge émotionnelle qui va peser, mais elles sont plus souvent victimes de violences conjugales. »
Des comportements genrés
Le couple dit « moderne » est en fait submergé par les rôles stéréotypés. La reproduction sociale joue une place centrale dans la répartition des tâches : de nombreux comportements sont reproduits culturellement et proviennent d’habitudes. « Il y a des représentations stéréotypées qui amènent à des comportements attendus et inculqués culturellement » explique Laetitia César-Franquet. Dans la société française, il y a une répartition genrée des tâches, mais aussi une dévalorisation des activités dites féminines. Cette idée est autant ancrée dans les esprits féminins que masculins. Les médias, la littérature jeunesse et la représentation des personnages masculins et féminins participent à véhiculer cette vision. Après une étude de 12 couples hétérosexuels, Jenny Van Hooff, maîtresse de conférences en sociologie, met en évidence que la plupart des partenaires trouvent des explications pour continuer à justifier l’inégale répartition des tâches plutôt que de les confronter. Le travail et la carrière de l’homme a souvent la priorité dans le couple : sa position professionnelle sert à légitimer le fait qu’il réalise moins de tâches domestiques. La femme prend alors en charge ce qu’elle pense être ses responsabilités domestiques. Pour Laetitia César-Franquet, l’égalité dans cette répartition doit venir d’une négociation au sein du couple. Valoriser ces activités pourrait également jouer sur la répartition. « Ce n’est pas inné, c’est acquis, nous n’avons pas de gènes qui nous prédisposent à faire le ménage. Il faut passer par l’apprentissage et l’observation. » L’éducation des filles et des garçons dès leur plus jeune âge est alors essentielle. « Ils développeront alors une habitude et garderont ces comportements à l’âge adulte.»
Julie AUTIER
Laetitia César-Franquet est docteure en sociologie, spécialiste des violences de genre envers les femmes. Pour ses recherches, elle a étudié l’influence de différentes politiques sur ces questions, dans deux sociétés différentes, la France et l’Espagne, particulièrement en Aquitaine et Catalogne. Laetitia César-Franquet est également responsable pédagogique à l’IRTS (Institut régional du Travail Social) de Nouvelle-Aquitaine où elle coordonne la formation des futurs·res travailleurs·lleuses sociaux·iales.
L'UNIVERSALISME, UN MODÈLE POLITIQUE EN CRISE
La conception de la citoyenneté française est historiquement liée à l’universalisme. Ce modèle connaît depuis longtemps des critiques. Entretien avec Agnès Villechaise, maîtresse de conférences en sociologie.
Actuellement en France, de nombreux·ses acteur·rices médiatiques et politiques affirment la nécessité des idéaux universalistes pour garantir le vivre-ensemble. D’autres considèrent cette conception comme obsolète pour penser les problèmes politiques contemporains. La présence de cette notion au centre de nos débats n’est pas surprenante, dans la mesure où elle constitue un mythe fondateur de la nation française, analyse la chercheuse Agnès Villechaise, chercheuse en sociologie au centre Émile Durkheim (université de Bordeaux). 1789, la Révolution amorce un changement de régime. C’est en effet à cette époque que la France passe d’un royaume à une nation. Dans le premier modèle, la légitimité politique vient du roi qui regroupe sous sa domination ses sujets. Dans le second, elle vient du peuple qui se reconnaît un ensemble de traits communs et qui, à ce titre, se donne des règles communes pour garantir l’intérêt général. Dans ce contexte, l’universalisme est à comprendre comme un contrat social : il garantit que la nouvelle devise de la nation française « Liberté, égalité, fraternité » s’applique à tous les citoyens. En échange, ils doivent reléguer leur appartenances territoriales ou religieuses dans la sphère privée. C’est un principe de défense à resituer dans un contexte où de nombreuses formations politiques luttaient contre l’avènement de la République. En somme, selon Agnès Villechaise, « un Français est un individu qui s’avance vers la chose publique en tant que citoyen et pas en tant que personne singulière avec ses attaches particulières, qu’elles soient idéologiques, confessionnelles, territoriales, etc. ».
Une cohésion sous tension
Toutefois, cet universalisme est mis à mal par deux éléments selon la sociologue. D’une part, la situation socio-économique de la nation. Si, comme aujourd’hui, les conditions de vie d’une large partie de la population tendent à stagner ou à se détériorer, la promesse de progrès social n’est plus tenue. Il n’est donc pas étonnant que l’adhésion à cet universalisme soit remise en cause. D’autre part, les années 1970 ont vu émerger sur la scène politique de nouveaux mouvements sociaux. « Qu’ils soient féministes ou régionalistes, ceux-ci avaient pour caractéristique de mettre en avant une identité, une appartenance, comme cause centrale des inégalités persistantes dans la société. » Une tension émerge : l’universalisme français promettait une égalité des conditions de vie à tous·tes les citoyen·nes. Cependant, ces mouvements ont bien montré qu’au regard de certains critères (genre, race, géographique), la République ne les traite pas de manière égale. Mais ceux-ci ne peuvent faire valoir cette particularité dans l’arène politique sous peine d’être accusés d’anti-universalisme. Finalement, c’est l’idée même de faire primer un collectif abstrait comme moteur de l’action politique qui est questionnable selon Agnès Villechaise : « dès le départ, l’idée qu’on allait faire disparaître les identités particulières des individus dans l’État ne pouvait pas tenir. Les gens ont besoin d’avoir des liens de proximité, d’avoir des effets de socialisation et de communauté plus proches que cet État protecteur. Il y un besoin d’affiliations, parce que l’on pense que certaines personnes nous ressemblent malgré tout, avec les mêmes orientations politiques ». L’erreur de l’universalisme : oublier que ce qui est commun dans la société française, ce sont de multiples appartenances, expériences et vécus et non un idéal abstrait.
Amaury CASTINO
Agnès Villechaise est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux et membre du centre Émile Durkheim. Ses recherches portent sur la jeunesse des quartiers populaires et les notions d’intégration et de laïcité.
COHABITER AVEC LA MALADIE D'ALZHEIMER
La perte progressive d’autonomie entraînée par la maladie d’Alzheimer place l’habitat comme une question centrale. Manon Labarchède, docteure en sociologie au Centre Émile Durkheim et architecte de formation, propose une analyse sociale et architecturale des espaces où résident les personnes qui en sont atteintes.
En 2015, la maladie d’Alzheimer touchait 900 000 personnes en France selon la Fondation Recherche Alzheimer. Elle s’inscrit dans un temps long et se manifeste graduellement à travers différents symptômes tels que la perte de mémoire, la désorientation dans le temps et l’espace ou la difficulté à se mouvoir. Au fur et à mesure, la maladie efface en partie ce qui donne son sens au domicile, le ou la résident·e perdant le contrôle de ce cadre familier. D’autres espaces, collectifs, se proposent comme solutions plus adéquates aux obstacles auxquels sont confronté·es les malades et leurs proches. Selon Manon Labarchède, « l’espace va avoir un impact sur la manière dont les personnes sont prises en charge et accompagnées ».
La vie en autarcie
Parmi les offres d’hébergement proposées aux personnes touchées par la maladie d’Alzheimer se trouvent les établissements spécialisés tels que les Ehpad (Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Contrairement aux Ehpad classiques, qui prennent la forme d’un bloc composé de plusieurs étages, ces lieux spécialisés s’étalent en longueur, laissant la place à une variété de chemins. Cette architecture a été pensée pour permettre aux usager·es de se promener au sein de l’espace. De plus, un certain nombre de services sont présents entre ses murs : il est commun d’y trouver un coiffeur, une laverie ou encore des lieux de culte. « L’idée, c’est que l’on veut offrir aux personnes malades tous les services nécessaires pour répondre à leurs besoins. Mais le souci, c’est que cela se traduit par une forme d’autarcie » explique la sociologue. L’indépendance vis-à-vis de la société qui découle de cette organisation spatiale et sociale participe à leur caractère replié sur eux-mêmes et peu poreux à la vie extérieure.
Vers une inclusion des personnes malades dans la société
Dans une volonté de se détacher du modèle institutionnel classique de l’établissement spécialisé, des projets innovants expérimentaux ont vu le jour, d’abord à l’étranger, avant de s’exporter sur le territoire français. Cette volonté se traduit premièrement par une intégration de l’espace à son environnement. La forme hospitalière très identifiable des Ehpad est abandonnée au profit d’une architecture en adéquation avec celle qui caractérise son territoire d’implantation. « Pour le projet Village Alzheimer dans les Landes, on va reprendre les essences de bois, utiliser la forme de la Bastide et ses arcades typiques du territoire landais » décrit Manon Labarchède. L’innovation se ressent également dans la mutualisation des services qui peut se manifester à travers deux configurations. La première s’inscrit dans une logique similaire à celle des Ehpad proposant des services intra muros, mais les ouvre également aux habitant·es des quartiers voisins. La seconde utilise les offres déjà implantées dans le tissu urbain en proposant aux résident·es de les accompagner chez le coiffeur ou dans un lieu de culte du coin. Selon Manon Labarchède, « cela nécessite de faire comprendre au voisinage ce qu’est la maladie d’Alzheimer, ce qu’il est important de mettre en place, pourquoi certaines réactions peuvent être étranges et comment il faut réagir ». Enfin, ces projets ont pour intention d’invisibiliser la dimension sanitaire de ces lieux d’accueil : la blouse blanche est laissée au vestiaire et des accès secondaires sont proposés pour le personnel soignant. Ainsi, plus qu’un lieu de soin, ces projets ont pour ambition de pouvoir être de véritables lieux de vie, intégrés dans la société.
Laura GIRARDIN
Manon Labarchède est docteure en sociologie (laboratoire PAVE, Centre Émile Durkheim), actuellement en post-doctorat à l’Université du Québec à Rimouski. Elle est également architecte diplômée d’État (ENSAP Bordeaux).